Le personnage historique de saint Martin de Tours se laisse difficilement apercevoir derrière une masse considérable de textes accumulés au cours des siècles. Le point de départ – et l’essentiel de ce que nous savons – se trouve dans l’oeuvre de Sulpice Sévère, un avocat et grand lettré bordelais issu du milieu aristocratique gallo-romain et formé, au moins indirectement, à l’école d’Ausone.
Sulpice Sévère était né vers 360 ; il était en relation avec d’autres grands lettrés de son temps, tels que son ami Paulin, aussi bordelais, devenu évêque de Nole en Campanie, ou encore saint Jérôme, le célèbre traducteur de la Bible de l’hébreu au latin. Sulpice Sévère était attiré par l’ascétisme chrétien ; il refusait de considérer le christianisme comme un simple nouveau décor de l’empire romain ; il voulait se mettre à l’école du texte évangélique et du modèle christique, adopter un mode de vie austère, à l’écart des honneurs des charges officielles et de leurs tracas, prendre au sérieux l’appel à suivre le Christ dans la méditation et la prière. C’est dans cet état d’esprit qu’il entendit parler de l’évêque de Tours Martin, sans doute par son ami Paulin. Sulpice Sévère décida de se rendre à Tours pour mieux connaître cet évêque thaumaturge. Il le rencontra plusieurs fois sans doute vers 395-396. Il rédigea aussitôt une Vie de ce personnage hors norme, du moins dans sa manière de le présenter. Martin mourut peu après, en 397, et Sulpice Sévère compléta son récit par des lettres qui insistent particulièrement sur la mort et les funérailles exceptionnelles de l’évêque de Tours.
Sulpice Sévère a pris les plus grandes précautions dans son prologue ; conformément à une norme rhétorique, il se juge indigne et incompétent pour rédiger une telle œuvre, mais l’a fait cependant à la demande d’un ami.
Il faut surtout comprendre que Sulpice Sévère a délibérément voulu présenter Martin en tant que saint et que cette qualification n’allait pas de soi à la fin du IVè siècle : le saint était en effet un martyr, mort de mort violente, sous la persécution d’un tyran. Or Martin avait vécu longtemps et était mort de vieillesse. Sulpice Sévère s’est bien gardé cependant de donner la moindre date. Nous n’avons que quelques concordances : Martin abandonne l’armée lors d’une campagne de Julien sur le Rhin qui doit se situer en 356 ; évêque de Tours, il rencontre à Trèves l’empereur Valentinien I, nécessairement vers 372-373, plus tard l’empereur Maxime, en particulier à propos de Priscillien, donc vers 384-385. Martin, né en Pannonie, élevé à Pavie, a la vision du Christ à Amiens après avoir partagé son manteau avec un mendiant ; il est ensuite (ou déjà?) un disciple d’Hilaire de Poitiers ; il est profondément engagé contre l’arianisme. Enfin il est le pionnier du monachisme, à Milan, puis sur l’île de Gallinaria en Ligurie, puis à Ligugé, enfin à Marmoutier, là où Sulpice Sévère l’a connu à la fin de sa vie. La date même de la mort de Martin ne nous est connue que par Grégoire de Tours, deux siècles plus tard.
Quelques années après, Sulpice Sévère a encore ajouté de nouveaux récits concernant son héros : des miracles accomplis lors de ses nombreux déplacements et qu’il n’avait pas eu l’occasion de raconter dans son précédent livre. Le Martin historique n’a laissé aucun écrit ; c’est donc à travers le filtre de Sulpice Sévère que nous pouvons l’entrevoir.